Trois heures du matin sur le terminal de Tara Eokardia. Même sur une planète atalen, c'est tard. Les hauts-parleurs du hall d'arrivée déblatèrent automatiquement les annonces d'aterrissage de navettes et les correspondances. Sans taper franchement dans le lugubre, on ne peut pas dire que l'atmosphère soit joyeuse: quelques rares attardés ou noctambules avancent sans entrain dans des couloirs sans fin, alors que deux préposés surveillent du coin de l'oeil le ballet monotone des drones de nettoyage sur le carrelage.
On pourrait dire qu'il suffit de pas grand-chose pour égayer ce genre de scène, mais en l'occurence, ce ne serait pas gentil. En effet, arrivée par une des multiples navettes anonymes, Loo-Luna fit tout de suite son petit effet sur la non-foule présente. Des têtes tournèrent, des liquides alimentaires ratèrent tasses, verres et/ou bouches, quelques physionomies distraites firent brutalement connaissance avec des éléments de décor. En bref, il y eut pour tout dire une certaine commotion dans le hall.
Loo-Luna s'en amusa discrètement, sans pour autant changer ni son allure ni la direction de son regard. Le narrateur n'irait pas jusqu'à dire qu'elle en avait l'habitude pour un certain nombre de raisons qui n'appartiennent qu'à lui (et aussi à elle, d'ailleurs...), néanmoins elle s'efforçait de n'en pas faire cas. De toute façon, le voyage l'avait fatiguée.
C'était, se dit-elle, l'inconvénient des voyages interstellaires; au moins, quand on traverse un continent à cheval, on a des choses à faire et, si à l'arrivée on est fatiguée, on sait au moins pourquoi. Dans un de ces vaisseaux de ligne hyperluminiques, on est réduite à se laisser amuser par les distractions de bord: celles proposées par l'équipage et celles que s'improvisent les passagers. Avec une nette préférence pour ces dernières. Mais on finit par se lasser de tout. Et au bout du compte, on est fatiguée de n'avoir rien fait, ce qui est frustrant.
En fait, elle était tellement fatiguée qu'elle faillit ne pas reconnaître son nom sur la pancarte que tenait le vieillard. Et, somme toute, s'il ne l'avait pas abordée pour lui demander si elle était bien la personne dont il avait calligraphié le nom (et à l'ancienne, s'il vous plaît!) sur le petit bout de carton, elle serait passée à côté sans y prêter plus attention...
"Vieillard" peut paraître un terme un peu galvaudé, surtout lorsqu'on parle des Atlani; néanmoins celui qui se présenta sous le nom de Turlan Shi-Pliastera se démarquait fortement de ses congénères.
Loo-Luna resta un instant interdite; peut-être avait-elle perdu l'habitude voir des Humains aussi âgés. Bien sûr, il y en avait aussi dans cette ville terrienne -- Copacabana -- qu'elle avait visitée quelques mois avant, mais peut-être était-ce leur nombre qui les faisait se noyer dans la masse. Turlan, lui, était aussi remarquable que Loo-Luna, bien que pour d'autres raisons. De grande taille, sa maigreur décharnée et le dense réseau de rides qui couvrait son visage trahissait un âge que l'on devinait plus que conséquent (Galadril avait dit qu'il avait vécu la fin de l'Arlauriëntur, il y a plus de vingt lieni).D'un autre côté, il y avait dans son regard un feu intérieur qui impressiona l'Eylwen; Turlan sourit, se présenta et salua Loo-Luna selon la coutume et en la langue des anciens temps; elle en fut touchée.
-- "Merci d'être venu en personne, finit-elle par dire. Vous auriez pu envoyer un de vos serviteurs."
Il rit. "Si vous voulez parler de mes étudiants, je doute fort qu'ils vous soient d'un grand secours. En vous voyant, ils auraient sans doute implosé... Et puis, les occasions de sortir de mes vieux papiers se font de plus en plus rares. La nuit est magnifique en cette saison."
Elle eut brièvement l'impression d'avoir dit une bêtise. "Dans les faits, 'serviteur' est une fonction du passé. Certaines familles en ont encore, mais c'est très rare aujourd'hui. Et pas forcément bien vu," lui avait dit Galadril.
Il la conduisit, tout en bavardant, vers la station de métro. Comme elle s'en étonnait, il dit à Loo-Luna:
-- "Je sors tellement rarement de l'Université royale que j'ai perdu l'habitude de conduire des véhicules. J'espère que vous ne m'en voudrez pas..."
Loo-Luna sourit intérieurement. Les choses avaient changé. Elle n'était plus une princesse, elle n'était plus une prêtresse. Elle n'était plus sur Arda. Elle frissonna: elle n'arrivait plus à se définir qu'en fonction de ce qu'elle n'était plus... La seule chose qui la rattachait encore à son passé n'était qu'un souvenir, un espoir. Intihil.
-- "Oh, mais excusez-moi, je vous ennuie avec mes bavardages..."
-- "Pardon?" Loo-Luna sortit de sa rêverie. Turlan n'avait pas cessé de parler. Au travers de la fenêtre du métro elle voyait les rues de la cité royale, même s'ils naviguaient quelques mètres sous la surface. Elle avait du mal à se faire aux côtés virtuels de la société moderne. Certains, pensaient-elle, vivaient dans l'illusion sans connaître la réalité. Sans repères. Comme elle.
Elle se reprit: "Désolé, Maître Archiviste, mais je suis un peu fatiguée..."
Il rit. "Cela fait bien longtemps que quiconque ne m'a appelé 'Maître Archiviste'; même le roi m'appelle Turlan. Mais nous sommes arrivés. Je vous disais que je vous ai trouvé une chambre dans le quartier étudiant. Un peu bruyant, mais confortable. Nous pourrons nous occuper du cas qui nous préoccupe dès demain, si vous le souhaitez."
Ils débouchèrent à l'air libre, sur une place plantée d'arbres. La nuit était fraîche. On était au début de l'automne et, les Atlani n'ayant pas précédé la coutume eyldarin d'implanter leurs capitales planétaires sur l'équateur, il y régnait un climat tempéré et océanique.
Bruyant était le mot. Sur une scène, une groupe de jeunes musiciens s'essayaient à une musique terrienne contenant plus de basses et de sons distordus que raisonnable. Un public surexcité s'agitait en tout sens avec une frénésie qui n'était pas sans rappeler, au choix, une bataille (mal) rangée d'épileptiques ou une danse tribale. De ce que Loo-Luna savait, c'était plus proche de la deuxième solution; encore fallait-il le savoir.
Turlan l'accompagna à sa chambre, qui avait l'avantage immense d'avoir un lit accueillant. Elle marmonna une vague politesse avant de s'y effondrer.
Les songes de Loo-Luna furent hantés par visions chaotiques et floues. Les images et sonorités du groupe de musicomanes terranophiles de la veille se superposèrent avec le visage d'Inithil. Loo-Luna resta un long moment dans la pénombre, suspendue entre sommeil et éveil, emberlificotée dans les draps et ses vêtements de voyage. Les vestiges du rêve dansaient une sarabande sans queue ni tête dans son entendement.
Elle émergea péniblement, entreprit de se débarasser de son mauvais déguisement de nomade du désert et parvint à atteindre le bassin. S'y glissa et se laissa aller. Fit le vide.
Les pièces éparses de son cerveau finirent par retrouver leurs places respectives, avec plus ou moins de bonne volonté. En quelques mouvements et exercices, son corps finit par faire de même, non là encore sans réticences. Enfin redevenue elle-même, Loo s'autorisa quelques moments de calme dans l'eau tiède et l'ombre fraîche.
Il lui vint bientôt à l'esprit que, n'étant plus une princesse, il ne fallait pas compter sur le petit personnel pour lui amener vêtements, petit-déjeuner et nécessaire de beauté, comme il sied à une personne de son rang. Elle se résolut donc à devoir s'en occuper par elle-même, non sans un soupir nostalgique. Le miroir lui renvoya l'image d'une Eylwen à la peau pâle et nacrée et aux cheveux d'argent; l'ombre donnait à ses yeux magenta des reflets pourpres. Elle crut voir un léger défaut, avant d'apercevoir un court glyphe lumineux dans un des coins supérieurs. "Message?", murmura-t-elle.
Instantanément, une partie du miroir renvoya l'image de Turlan; elle sauta en arrière, surprise. "Turlan? Qu'est-ce que vous..."
"Lensil, Loo-Luna de Lleniel. Si vous recevez ce message avant d'avoir mangé, je vous propose de déjeuner avec moi, à la taverne de la bilbliothèque." Un message visuel.. Elle connaissait, mais avait toujours du mal à s'y faire. Un plan apparut, indiquant la position de l'endroit. Turlan lui laissa aussi les coordonnées de son communicateur personnel. Elle nota le tout mentalement.
En admettant qu'elle ait pu se perdre, à peu près la moitié des personnes croisées s'étaient déclarées volontaires pour l'accompagner. À cette heure de la journée, l'Université était plutôt bondée. Loo les en remercia poliment, mais parvint seule à la taverne.
Le bâtiment de la Bibliothèque contrastait fortement d'avec les autres logements alentours: il était plus grand, plus massif et plus décoré. Il était plus ancien, aussi. Les armes de tous les clans fondateurs d'Eokard, avait-elle lu, étaient figurées dans la grande frise qui courait sur tout le pourtour du mur extérieur. Elle se demanda un instant si elle en reconnaîtrait, mais se ravisa. Les Bellisandre étaient partis après; après tout le monde...
Dans une des tourelles, la taverne n'en avait que le nom; c'était une grande salle presqu'entièrement vitrée, où seuls une poignée de jeunes Eyldar et Atlani mangeaient, buvaient ou discutaient tranquillement. Turlan était assis près d'une fenêtre, sa grande silhouette penchée sur un lutrin de table où reposait un tome conséquent.
-- "Lensil..."
-- "Lensil, Loo-Luna. J'en conclus que vous avez eu mon message. Avez-vous mangé?"
-- "Pas encore."
Turlan adressa trois signes rapides et un sourire à un jeune Atalen à un bout du grand comptoir; celui.ci acquiesca et disparut en cuisine.
-- "Votre nom n'est pas courant."
-- "Pardon?..." Loo-Luna ne s'attendait pas à ce genre d'entrée en matière.
Turlan sourit. "De-Lleniel, n'est-ce pas? La généalogie est un peu mon sport préféré. Moins dangereux que le talgontalan, surtout à mon âge..."
-- "Euh, oui, enfin, non. Je suppose..."
-- "Je jetterai un coup d'oeil... Mais ce n'est pas ce pour quoi vous êtes là, n'est-ce pas. Il y a ces allées et venues..."
Loo-Luna regarda Turlan. À la mention de son nom de famille, elle avait glissé sans s'en rendre compte hors de la réalité, dans des pensées d'un autre âge. Le vieil homme ne s'en était pas aperçu et était parti dans une longue explication.
-- "... et quand on arrive, rien n'a bougé! Ah! Je le saurais, ce sont là où sont les ouvrages les plus précieux..."
Un instant elle fut contente qu'il changeât de sujet, même si elle aurait aimé en savoir plus.
-- "... et tout ça sans que rien ni personne ne remarque sur le moment quoi que ce soit. Enfin, quoi! Les Archives royales, on n'y rentre pas comme dans des thermes, non? C'est gardé, et pas qu'un peu. Et je les connais, les gardes: des braves types, gentils mais pas coulants.
"Je crains qu'il n'y ait de l'Arcane là-dessous. Eh, si je vous disais: rien que ces vingt dernières années, combien on en a renvoyé de ces fouineurs... Des charters entiers vers Copacabana!"
-- "Copacabana?..."
-- "Oui, vous savez bien, ces petits fouineurs de la Rose de... De quoi déjà?"
-- "De Mars?"
-- "Oui, c'est ça... Vous connaissez?"
Elle sourit "Un peu, oui... Les voleurs d'archives. J'en ai discuté avec eux il n'y a pas longtemps."
-- "Ah! Elle m'en a parlé. Ça fait depuis qu'ils existent qu'elle en discute avec eux, m'a-t-elle dit... Tros pressés. Trop terriens..."
Loo réfléchit. Le serveur profita de la pause pour apporter un large plateau: thés et épices, un assortiment de brioches à la canelle, quelques fruits frais et une galette fumante à côté d'un pot de miel. Les odeurs combinées suffirent à mettre son estomac au bord de la rébellion ouverte, elle entreprit donc de calmer les esprits révolutionnaires.
Ce qui ne l'empêcha pas -- car c'était une femme de tête avant d'être une femme d'estomac -- de penser que quelque chose ne collait pas dans l'histoire...
-- "Salut camarade! Quoi de neuf?"
-- "Le groupe 3 est rentré. Niet problem, mission accomplie."
-- "Et le vieux?"
-- "Je crois qu'il se doute de quelque chose. Il a murmuré des imprécations."
-- "Quel genre?"
-- "Sais pas, camarade, je parle tous les langages de programmation que tu veux, mais pas l'eyldarin..."
-- "Oh... Pas grave, de toute façon c'est bientôt prêt. Plus que quelques heures à attendre pour celui-là. Allez, dis à Tiana de prendre le relais et va te coucher!"
-- "Da! Et quand on a fini, à nous la Californie!..."
...
-- "Eh, Yuri, en parlant de Californie, viens voir ce que j'ai sur l'écran, là..."
-- "La vache! C'est Miss Parti qui vient nous voir... Ben je crois que je ne vais pas me coucher tout de suite, moi..."
Arcades et colonnades se multipliaient à perte de vue jusqu'à l'horizon. Pour autant qu'on puisse parler d'horizon dans un espace clos, bien entendu. Entre les colonnes, les rayonnages en bois et en métal s'assemblaient pour former un curieux labyrinthe; les rares inscriptions sur iceux ne donnaient qu'une référence abstraite.
Loo-Luna respira l'atmosphère. Vingt mille ans en arrière, elle revit la bibliothèque des Bellisandre. L'odeur était la même: un composé de cuir, de bois et de papier végétal, agrémenté d'huiles aromatiques qui servaient à la fois de conservateur pour les ouvrages et de parfum subtil.
-- "Hmmm... Vous utilisez toujours l'ysmanca..."
-- "Pas tout à fait", répondit Turlan. "C'est de l'erysvenka. Les ingrédients aromatiques sont les mêmes, mais c'est plus efficace, et ça n'a pas la sale habitude de faire des réactions chimiques avec certains cuirs... On a pas mal d'ouvrages qui sont maintenant irrémédiablement fichus à cause de ce genre de bêtise."
-- "Oh..." Loo-Luna revint brutalement à la réalité. Turlan l'avait guidé à travers des kilomètres improbables de galeries, s'enfonçant toujours plus au coeur des Archives Royales.
Turlan n'avait pas menti: la sécurité était très stricte. Ils avaient passé au moins trois points de contrôle, au fur et à mesure qu'ils approchaient de lieux d'entreposage que le vieux bibliothécaire avait qualifié de "sensibles" avec un sourire entendu. Le secteur où ils se trouvaient ne recélait pas en lui-même de connaissances interdites, mais de nombreuses archives familiales de la noblesse d'Eokard.
D'immenses codex reposaient sur des lutrins massifs et ornementés. De plus petits ouvrages étaient maintenus avec délicatesse dans les rayonnages. Le tout baignait dans une pénombre neutre pour les ouvrages et n'était nullement gênante pour des individus nyctalopes.
-- "Ici," dit Turlan en désignant une machine complexe, "nous avons le réplicateur holographique. Ainsi nous pouvons numériser entièrement un ouvrage, y compris sa reliure et autres particularités de son support. Il est ensuite disponible pour consultation sur des lutrins virtuels, sans pour autant risquer d'abîmer l'original."
-- "Ingénieux."
-- "Mais long et difficile. Nous avons besoin d'experts ès imagerie qui soient aussi archivistes pour pouvoir reproduire un ouvrage à la perfection. C'est beaucoup de travail, surtout quand on considère la masse des livres qui restent à numériser."
-- "Et c'est là qu'ont eu lieu les... événements?"
-- "Je ne sais pas comment on peut appeler ça. On entend comme des bruits feutrés de déplacement, et quand on vient, il n'y a rien. Et des fois, des objets disparaissent."
Loo-Luna jeta à la ronde un coup d'oeil sur la capharnaüm. Elle pouvait bien imaginer que dans un foutoir pareil, des choses puissent disparaître...
-- "Quel genre d'objets?"
-- "Bah, une de ces petites télévisions terriennes... Vous savez, ces machins cubiques hideux avec un écran microscopique... Sans doute à un de mes assistants, mais ils nient tous en bloc: normalement, c'est interdit. Notez, je m'en fiche un peu, du temps qu'ils travaillent correctement..."
Loo dut faire un effort mental pour comprendre de quoi il voulait parler. Un récepteur visuel portatif. Les Terriens, qui ont le sens de l'humour à défaut d'avoir du sens commun, qualifient de "miniature" ceux qui sont à peine moins grand qu'une besace de chasse...
-- "Oh, en fait, pendant que j'y pense, vous avez un système de garde visuelle dans cette pièce?", demanda-t-elle.
-- "Un...? Oh, une télésurveillance! Oui, bien sûr. Je vais demander qu'on vous en transfère les archives sur le terminal à côté. Vous y serez tranquille, je vous l'assure. Je dois aller vaquer à deux-trois tâches matinales. Si vous avez besoin de mes services, mon numéro d'appel est ici."
Il lui tendit une carte et, après un dernier salut, disparut derrière les rayonnages.
-- "Boljemoi!... Ça devrait être interdit des filles comme ça!"
-- "Attends, je vais essayer de faire passer la caméra sous le pupitre..."
-- "Non, mais tu as vu ces jambes?..."
-- "Je vois que ça, camarade. Mais si tu arrêtais de me cogner, je pourrais peut-être arriver à programmer la descente..."
Loo-Luna observa longuement le terminal, avec l'air du modéliste qui, affrontant une réplique du "Soleil Royal" en 4800 pièces, s'aperçoit qu'il a perdu le plan de montage. Elle laissa échapper un soupir et lança les premières commandes. La station étant munie de reconnaissance vocale, elle dut commencer par maîtriser son accent et son eyldarin moderne pour arriver à faire faire ce qu'elle voulait à l'appareil et à son contenu.
Le terminal ne manifesta que brièvement sa mauvaise volonté et bientôt apparurent les premières images des caméras de surveillance. La vue, format oeil de boeuf, n'autorisait pas une qualité d'image transcendante. La caméra se mouvait en un balayage lent à travers la pièce.
Elle put bientôt voir le poste de télévision dont Turlan avait parlé. "Hideux" ne faisait que commencer à décrire l'engin. Cubique de partout, sauf l'écran qui était plus bombé que l'objectif de la caméra de surveillance, l'engin affichait un bon double décimètre cube au compteur. Son apparence catastrophique était renforcée par un jeu de molettes et boutons qui apparaissaient comme autant de protubérances; on y aurait vissé une manivelle d'écluse que l'aspect général n'en eût pas été sérieusement compromis.
Après quelques engueulades bien senties -- quoique parfaitement inefficaces -- avec l'interface du terminal, Loo-Luna put continuer le visionnement des bandes. Elle allait passer rapidement sur les quelques heures suivantes lorsqu'elle eut un déclic. Après que la caméra ait balayé un autre secteur de la pièce, elle revint sur le promontoire, près du réplicateur, sur lequel se trouvait la télé. Trouvait, imparfait. Elle n'y était plus.
-- "Tu enregistres, hein? Tu enregistres?..."
-- "Mais oui, ça tourne. Pas d'angoisse."
-- "Ah! Enfin. La position i-dé-ale, camarade! La contre-plongée de la mort. Attends un peu qu'elle décroise ses jambes et tu vas pouvoir aligner la bouteille d'Absolut!..."
-- "Aligner rien du tout! C'est toi qui va cracher, Yuri! Moi je te dis qu'elle en a une. C'est culturel."
-- "Ha! Culturel mon... oh attends! Elle bouge, on va savoir ça tout de..."
L'écran montra une pointe d'escarpin arrivant à grande vitesse sur l'objectif. Il y eut un grand noir.
"Tiens, j'ai dû toucher un câble ou un boîtier là-dessous," se dit Loo-Luna. Elle oublia rapidement l'incident et se dirigea tout aussi rapidement vers la pièce annexe. Renonçant à trouver le commutateur de lumière, dont elle n'avait de tout façon pas spécialement besoin, elle se mit à chercher partout la télévision terrienne.
L'engin n'était pas si petit que ça. Mais il semblait s'être volatilisé, sans laisser la moindre trace autre que cette image sur les enregistrements vidéo. Toute à ses considérations, elle faillit ne pas remarquer le bruit de déplacement feutré venant de la cabine qu'elle venait de quitter.
Lentement, doucement, elle dégaina son épée. Dans la pénombre, la lame couleur d'argent laiteux lança des reflets inquiétants sur la peau nacrée de l'Eylwen. Contrôlant le moindre de ses mouvements de manière à faire le moins de bruit possible, Loo-Luna rejoint la cabine. Elle fit le vide en elle, se préparant au combat; le temps ralentit, une minute pour une seconde, une heure pour une minute. Mais son instinct de combattante lui criait que quelque chose n'allait pas.
-- "Boljemoi de boljemoi! La panade totale... Yuri, évaluation?"
-- "À part 'c'est la merde', tu veux dire? Le sous-système de cohésion est aux fraises, la plupart des modules de déplacement appellent au secours et la caméra a morflé..."
-- "Passe sur les senseurs secondaires."
-- "Génial. Au menu, briques légos en monochrome..."
-- "Tu as une autre idée, Sakarov?"
-- "Dites, les hommes, c'est déjà les élections pour que vous fassiez autant de bruit?"
-- "Euh... Salut, Tiana... On a, euh... un petit problème..."
-- "Qu'est-ce que vous avez fait à mon Kiki?..."
Se servant de la lame comme d'un miroir, Loo-Luna coula un regard dans le cabinet. À première vue, personne.
À mesure qu'elle s'était rapprochée, elle entendit des couinements légers qui lui fit penser à des rongeurs. Ce qui lui parut saugrenu: la première hantise des bibliothécaires était bien d'avoir des bestioles papivores dans le voisinage. Les Archives Royales avaient sans doute une batterie de dispositifs contre ce genre de chose. À la réflexion, ils étaient aussi sensés avoir des mesures anti-fouineurs pique-livres...
Par acquit de conscience, elle s'accroupit et regarda sous la table, repensant d'un coup à ce qu'elle avait touché du pied. Il y avait quelque chose. Comme des asticots qui se tortillaient. Elle alluma brutalement la lumière.
-- "Merdski! La fille..."
-- "Plan 9!"
-- "Mon Kiki..."
Sur la moquette, une bonne centaine de vers métalliques se trémoussaient d'une façon obscène. Certains comportaient des protubérence, d'autres développaient des sortes de corolles opaques. Le tout n'était pas sans évoquer, effectivement, le tas d'asticot en pleine panique.
Il y eut un instant de flottement lorsque la lumière revint. Puis les asticots foncèrent vers à peu près toutes les ouvertures disponibles. La plupart n'eurent pas le temps de faire beaucoup de chemin: un imposant codex in-folio -- cuir précieux, enluminures en or et argent et incrustrations de pierres -- s'abattit sur eux, propulsé par les bras graciles mais vengeurs d'une Eylwen à la peau nacrée.
Commentaires: Stéphane "Alias" Gallay -- Ou alors venez troller sur le forum...